samedi 17 novembre 2012

Anton Alferov


Aujourd'hui, j'ai besoin de me vider le coeur et la tête, et je vais en profiter pour dénoncer une injustice qui me fait mal aux tripes depuis deux semaines, et encore plus depuis deux jours.
 
Le premier boulot que j'ai trouvé en arrivant au Québec il y a quatre ans, c'était en cuisine au Cirque du Soleil pour le spectacle Ovo. Mon équipe et moi, on nourrissait artistes, techniciens, entraîneurs et autres employés. La plupart des artistes étaient simples et accessibles, comme Anton, 30 ans, trampoliniste. J'avais remarqué tout de suite que c'était le seul Russe de la troupe qui parlait aussi anglais. Comme j'ai étudié sa langue maternelle pendant plusieurs années lors de ma scolarité, et que je n'avais jamais vraiment eu l'occasion de parler avec un « vrai » Russe, je lui ai un jour adressé la parole dans sa langue, ce qui l'a beaucoup surpris. Petit à petit, c'est devenu comme un jeu entre nous, il me faisait parler russe, me corrigeait et ne se gênait pas non plus pour se moquer un peu parfois !

C'était un garçon simple, gentil, plein d'humour, costaud et très bien bâti (forcément), charmeur. Ne vous méprenez pas, il n'a jamais été question de relation intime ni même d'attirance, j'aime autant que ça soit clair. Il ne m'a jamais raconté sa vie personnelle, simplement qu'il avait deux jeunes enfants qui vivaient avec leur mère en Russie. Il était sain de corps et d'esprit, ça se voyait bien, ce qui ne l'empêchait pas de savoir faire la fête à certaines occasions, pour son anniversaire par exemple, auquel il m'avait invitée. C'est d'ailleurs lui qui m'a fait découvrir le Jägermeister-coca, un des trucs les plus absolument infâmes que j'ai bus dans ma vie. Il était mort de rire. Bref.

Je ne peux pas vraiment dire que nous étions amis, ça serait exagérer, mais on a beaucoup parlé, échangé et surtout ri pendant les six mois que la troupe a passés à Montréal. Après chaque spectacle, il me demandait de lui préparer un mélange atroce fait de gousses d'ail fraiches et de miel, en me certifiant avec un grand sourire que c'était bon pour le coeur. Mouais. Admettons. 

Il y a deux semaines, j'ai appris son décès.

La mort d'un homme si jeune, plein de rêves, de projets et de vie, c'est toujours quelque chose qui me touche, tellement je trouve ça anormal. Il y a tellement de vieux cons qui vivent jusqu'à 90 ans ! Que ça arrive à quelqu'un comme Anton, ça me fait encore plus de peine. Mais ce qui m'a vraiment secouée, traumatisée même, ce sont les circonstances dans lesquelles il est décédé.

Depuis quelques mois, il vivait à Acapulco, au Mexique. Il avait monté une école de cirque, donnait des cours gratuits aux gamins du coin, s'impliquait beaucoup dans ce projet. Pendant le week-end du 28 octobre 2012 et pour une raison que j'ignore, il s'est fait arrêter par la police mexicaine. Il a peut-être fait une connerie, je n'en sais rien. Et je m'en fous, à vrai dire. 

Ce que je sais, c'est qu'il n'a jamais revu la lumière du jour. Il est mort sauvagement battu par les policiers, qui essayent depuis de camoufler ce meurtre sordide en suicide. Les autorités mexicaines disent qu'Anton est subitement devenu fou et incontrôlable et qu'il s'est lui-même fracassé la tête contre les murs de sa cellule. Après, ils ont changé de version, préférant dire qu'il s'était battu avec d'autres prisonniers. Là encore, impossible pour moi de savoir ce qui est vrai. Par contre, ce que j'ai vu de mes yeux, ce sont des photos du visage d'Anton après son décès, des photos de la cellule dans laquelle il a séjourné et a vécu ses dernières heures. Il était à peine identifiable, plein de contusions. Je ne suis pas médecin, mais personne ne me fera jamais croire qu'une personne comme lui peut s'infliger de telles souffrances. Quant aux murs recouverts de sang dans la cellule, même dans les films les plus lugubres je n'ai jamais rien vu de tel. Un vrai cauchemar, putain. Non contente du résultat obtenu, la police a ensuite travaillé très dur pour empêcher les proches et la famille d'Anton de connaître la vérité. Son corps n'a pas été conservé correctement, ils ont même voulu imposer une crémation, pour être certains qu'aucune preuve de ce massacre ne subsisterait.

On pourrait penser que personne ne peut rien faire pour aider un type qui se fait arrêter par la police (corrompue) au Mexique, et on a la preuve que c'est la vérité. Il y a quelques jours est apparue sur YouTube une vidéo d'Anton juste après son arrestation. On n'y voit aucune violence physique, pas même un contact entre les policiers et leur proie. Pourtant, cette vidéo m'a encore plus choquée que les photos que j'ai vues. On y voit Anton qui a peur, qui appelle au secours en pleine rue, attaché à la voiture de police. Le plus marquant, c'est de voir et d'entendre un type de 35 ans complètement paniqué, qui appelle sa mère. Sa mère. Comme un réflexe. Danger = maman. Il appelle en russe, en espagnol, il crie qu'on va le tuer, et personne ne bouge. Comme un présage, puisque deux jours plus tard il est vraiment mort.

S'il y a une chose dans ce monde que je ne supporte pas, c'est l'injustice. Là, j'en ai une preuve flagrante, ornée de cruauté gratuite. Je refuse par principe de publier les photos du corps d'Anton, mais, par principe aussi, je veux partager la vidéo. 

Repose en paix Anton, et j'espère que la mobilisation impressionnante de tes proches et de tes amis t'apportera un jour la justice que tu mérites.